mardi 20 janvier 2015

La photo du jourl

17 février 1916 : " Pourquoi ce patient-là m'a-t-il marquée plus que les autres ? Les blessés de la face, pourtant, nous les soignons depuis le début de la guerre. Lui nous est arrivé pendant la nuit, le bas du visage arraché, comme tant d'autres. Un éclat d'obus, là encore. Il a d'abord fallu nettoyer cet amas de chair retournée, enlever les débris d'os et de dents, mais aussi la terre et les bouts de tissu d'uniforme qui s'y étaient fichés. Nous avons fait d'énormes progrès depuis le début de la guerre avec les "baveux", comme les appellent les filles de salle, qu'il nous faut reprendre systématiquement. Certains, arrivés en 1914 avec le visage déchiqueté, sont repartis chez eux avec une simple cicatrice. Mais, là, il m'a fallu du temps pour lui imaginer un visage. Je n'avais rien à quoi me raccrocher. je voyais dans son regard combien il attendait que je lui rende son identité. Mais je continuais à buter sur cet amas de lambeaux. Je crois que le stomatologue, l'anesthésiste, le neurologue, le mouleur venu prendre l'empreinte de son visage pour le musée de l'hôpital étaient aussi perdus que moi. Cela a duré une poignée de secondes interminables avant que l'on retrouve nos esprits ".

Suzanne Noël (1878-1954), extrait du journal imaginaire d'une chirurgienne esthétique, d'après le Dr Jeannine Jacquemin et la thèse d'Agata Pakleza, article paru dans Télérama 3389-3390.


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